Digression Sud
De Puerto Natales à Puerto Montt, navigation dans les canaux de Patagonie, suite.
14 août. Nous sommes arrivés hier du Pacifique. Dans une de ces journées dont on se souvient longtemps, faites d’un ciel parfaitement bleu et d’une chaleur tenace qui se ressentait d’autant plus qu’il n’y avait pas d’air. On pouvait penser que nous avions pénétré, enfin, dans un espace plus clément où le bulletin météo ne régirait plus nos vies.
Doux rêve, car aujourd’hui c’est la tempête sur la caleta Mariuccia, des rafales par le travers nous envoient dans les cordes de notre ring. Plus qu’une caleta, c’est une encoche de la dimension du bateau dans la canopée, dommage qu’il manque quelques mètres à cet abris pour remplir parfaitement sa fonction. Une trombe d’eau passe entre la poupe et les arbres. Blottis dans l’intérieur cossu du bateau, la tempête, observée depuis le hublot à travers un déluge d’eau de pluie, a un penchant cocasse. La caleta officiel est à quelque dizaines de mètres, plus profonde et plus large, il n’est pas évident que la protection y soit meilleur. Une mauvaise interprétation du dessin illustrant la description de cette caleta nous a conduit à faire ce choix. Par chance, grâce à la permanence du fond jusqu’à la rive, nous sommes amarrés au plus près du couvert des arbres. Ces derniers s’interposent entre nous et le vent tempétueux. La caleta officiel n’offre pas cette facilité, les alluvions accumulées années après années remontent en prenant leur temps jusqu‘à la surface, conservant le bateau inopportunément à distance de la félicité. Le mauvais temps se passe et nous quittons ces lieux au petit matin.
Nous nous dirigeons vers la laguna San Rafael, pour cela nous devons régresser de 50 milles au Sud en contournant la péninsule de Taitao, soit un détour de 104 milles sur la route directe.
Du canal Abandonados nous plongeons dans le canal Alejandro truffé d’îles et d’îlots. Nous visitons l’estero Los Dos Galanos, mais la caleta est très ouverte et un incendie a ravagé les grands arbres, la protection ne semble pas suffisante pour amortir le prochain front froid prévu pour le lendemain. Nous poursuivons donc en direction du canal Carrera del Diablo. Il s’agit du passage le plus délicat de la partie des canaux comprise entre Chiloé et la laguna San Rafael : une étroite section d’un peu plus de 2 milles qui canalise un phénoménal volume d’eau produisant jusqu’à 8 noeuds de courant, de plus le fond est des plus irréguliers. Il est expressément préconisé de le franchir à l’étale. Comme par soucis de compensation, ce canal propose 2 salles d’attente, une caleta à son entrée Nord et une autre à son entrée Sud, toutes deux bien protégées. A priori, nous sommes à proximité de l’étale de pleine mer et nous pourrons atteindre la caleta Sud, sinon nous passerons la nuit et le jour de mauvais dans la Nord. L’approche est engageante et mis à part que par 3 fois nous passerons subitement de 15 à 5m de fond, ces 2 milles tant appréhendées se passeront dans un timing épuré de stress.
La caleta de Espera Sur est rejointe. La « Bible » nous informe qu’un rocher découvre à marée basse obstruant le fond de la caleta. L’empattement du rocher est bien marqué par le kelp. Nous trouvons, entre son flanc et la rive Est de la caleta, la profondeur nécessaire pour nous rapprocher quelques peu du couvert des arbres mais le cône d’alluvions du ruisseau qui s’y déverse nous stoppe à distance de sa fin. Ironiquement, la prochaine marée est la plus grande de cette période de vives eaux due à la nouvelle lune. A 23h, malgré une recherche assidue de la zone de plus grande profondeur, jouant sur les tensions des 4 amarres, sondeur à l’appui majoré du pied du pilote, le bateau se pose inexorablement sur ses deux quilles. Certes il est conçu pour, mais la surprise est désagréable, et bien que le temps soit au calme, il est clair que cette situation le rend très vulnérable à du clapot ou des rafales. Enfin, il ne manque que 20cm et 1 heure plus tard L’Envol gambade à nouveau joyeusement. Au matin nous le déplaçons d’une vingtaine de mètres plus en avant en prévision du coup de vent. Ironiquement, la marée suivante ne sera pas si importante car les coefficients de marée commencent à décroitre ! La caleta est bien protégée et nous ne souffrons pas du mauvais temps.
Le lendemain nous levons le camp pour la caleta Diablo. En fait de caleta, il s’agit plutôt d’une baie ventée à l’ancre sur fond de bonne tenue, le temps maniable des prochains jours l’autorise. L’approche, sous les risées, est délicate, encombrée de kelp et avec seulement 3m de fond.
18 août, profitant de l’absence totale de vent, nous abandonnons le navire pour découvrir les environs. La baie devient une rivière dont nous remontons les méandres, parfois à pied car c’est la basse mer. Un isthme de roche nous permet de transborder l’annexe 3m plus haut au lac qui alimente le cours d’eau. Nous traversons le lac pour rejoindre le pied d’une montagne pyramidale, non-nommé sur la carte, coté à 621m d’altitude. Contrairement à l’habitude, le terrain paraît suffisamment dégagé de végétation pour espérer atteindre son sommet dans un timing décent. Nous marchons en bottes de navigation, moyen le plus adapté à ces sols saturés en humidité. Le début facile nous mène à un talweg où coule un ruisseau. Ce dernier s’entend mais ne peut se voir car la végétation s’y épanouit comme elle sait le faire dans ces contrées : un dense enchevêtrement d’arbres, d’arbustes et de mousse sur plusieurs niveaux. Il nous faudra 45 minutes pour faire 150 mètres ! Elaguant, rompant, écartant les branches afin de se frayer un passage d’altitude sur le treillis qu’elles forment 1m au dessus du sol. « Le Baron perché », livre étudié à l’école me revient à l’esprit ainsi que les quelques parcours d’aventure dans les arbres que j’ai pu faire. Parfois le pied glisse ou le plancher cède et l’on choit au rez-de-chaussée, s’en extraire alors n’est pas une sinécure. Bref, une fois ce passage clé franchit, nous accélérons pour tenir l’horaire. Le sommet est atteint.
Légendes de G à D :
- A l’Est, vu en montant au sommet, L’Envol au mouillage de la caleta Diablo (péninsule de Taitao), l’isla Goni à G, derrière l’estero Barros Arana que croise le canal Liucura vu en enfilade
- A l’OSO, vu du sommet, le canal Ultima Esperanza devenant l’estero Vidal (péninsule de Taitao)
- Au Nord, vu du sommet, de G à D : la péninsule de Taitao, le canal Carrera del Diablo, l’isla Fitz Roy (derrière nous), entre l’isla Goni au 1er plan et l’isla Simpson derrière à D, l’estero Barros Arana
En l’absence de toute trace de passage il est supposé vierge, Carina le baptise « Monte Mora » et nous érigeons un cairn pour la postérité . Sur le chemin du retour, le passage clé, ouvert à l’aller, sera franchit en sens inverse en à peine 25 minutes !
La trace GPS de notre ascension du « Monte Mora » est disponible dans notre carte du voyage.
Le lendemain, nous poursuivrons le contournement de la péninsule de Taitao par son Est. En passant, nous verrons au loin Sposmoker à l’ancre dans l’estero Maniguales. Une cascade d’estero et de canaux d’ampleur relativement modeste, l’estero Barros Arana, le canal Maniguales et le canal Tuahuencayec, vont nous mener à l’imposant estero Elefantes, qui dans le prolongement du canal Costa plus au Nord, permet le trajet de Puerto Chacabuco (Aysén) à la laguna San Rafael pour les bateaux de tourisme. Nous le jonctionnons à son extrémité Sud et le traversons à la voile sur 6 milles jusqu’au début de l’estero Cupquelan. Là, les choses vont se gâter. Il est 14h, l’activité thermique en provenance de la cordillère Andine, à l’Est, bat son plein. Elle empreinte naturellement l’estero Cupquelan qui en provient car portant au NE. La caleta Primera, notre abris pour la nuit, nécessite de remonter cet estero sur 4 milles. Il nous faudra l’aide des 2 moteurs pour faire face aux 35 à 45 noeuds de vent qui s’en échappe furieusement, là où le modèle météo ne prévoyait que 2 Beaufort ! Cela me rappelle les conditions du Beagle durant l’été Austral et nous fait prendre conscience que nous sortons peu à peu de l’hiver et de sa (relative) douce quiétude. De nouveau, il va falloir se méfier des prévisions des fichiers grib et s’intéresser à l’activité thermique en conjonction avec la morphologie du terrain, pour prendre en considération cette composante majeure que la météo générale ne décrit pas.
35 à 45 noeuds de vent dans l’estero Cupquelan
50 minutes plus tard, nous sommes au calme dans notre caleta. Les salmoneras (élevages de saumons) ont fleuries dans les parages rendant l’endroit moins sauvage que prévu, dommage. Il pleuvra toute la nuit. Au matin la pluie accumulée dans l’annexe nous permet de nous laver avant le départ.
5 milles plus tard, le vent nous prend sous son aile. Les voiles en ciseaux nous franchissons le paso Quesahuén dans une eau littéralement en ébullition car ce n’est pas encore l’étale. Il ouvre sur les 9 milles du golfo Elefantes qui mène au paso de Vidts : un large coude au Nord le long de la punta Leopardo évitant la Bahia San Rafael et ses eaux inhospitalières. Nous embouquons ensuite le rio Tempanos pour les derniers 5 milles avant la laguna. Nous esquivons les premiers glaçons à la dérive. La punta Hudson doublée, nous croisons les eaux glacées de la laguna San Rafael. Un bord de bon plein nous mène au ventisquero (glacier) du même nom en provenance du mont San Valentin (4058m), perché 24 milles à l’Est dans les terres. Le plafond nuageux ne nous permet pas de le voir.
A ce stade, le contournement de la péninsule de Taitao est achevé et seul l’étroit istmo de Ofqui nous sépare du golfe de Penas. Les Indiens, afin de s’affranchir d’un détour de plusieurs dizaines de milles en pleine mer, trainaient leurs canoës sur 1 mille pour rejoindre le rio Negro, puis le rio San Tadeo jusqu’à la bahia San Quintin située au NE du golfe de Penas ! Une tentative de canal artificiel n’a heureusement jamais aboutie…
Nous circumnaviguons incrédules un iceberg bleu turquoise flottant dans 9m d’eau. Nous sommes seuls à profiter des lieux, la saison touristique ne débute que dans 2 ou 3 mois. Un bord de bon plein sur l’autre amures nous ramène à la punta Hudson où la fin de la pleine mer nous sert un courant débridé à contre, requérant pour franchir l’étroiture l’appui des 2 moteurs. Attendre l’étale n’est pas possible, il ne nous reste qu’une heure de jour pour rejoindre le mouillage du rio de los Patos situé à la moitié du rio Tempanos. Enfin, après 41 milles parcourus dont 30 à la voile, nous prenons le corps mort obligeamment placé dans le coude du rio et partons en annexe à la découverte de la zone marécageuse qui le prolonge. Les eaux noires du rio chargées d’alluvions côtoient sans mixtion les eaux vertes glaciaires. Le jour décline dans un dégradé temporel de couleurs pastelles. Paix et sérénité se disputent la primeur.
Le lendemain, nous faisons au moteur le chemin inverse jusqu’au paso Quesahuén, puis mettons le cap sur l’estero Odger. A la jonction du canal Tuahuencayec et de l’estero Elefantes, nous croisons les pèlerins du catamaran Sposmoker qui se rendent à la laguna San Rafael à leur tour ! Nous nous donnons rendez-vous à Chacabuco. Une fois dans l’estero Odger, nous faisons un stop à la cascade de sa rive Ouest pour faire le plein d’eau et nous laver, puis nous rejoignons le mouillage du fond où nous passons la nuit.
Au matin, nous remontons l’estero Elefantes jusqu’au phare des îlots Los Mogotes. Après l’étroiture, il croise le paso Tres Cruces et l’estero Quitralco, puis cède la place au canal Costa. L’estero Quitralco nous gâte le plaisir d’une navigation sans histoire : comme son frère jumeaux l’estero Cupquelan, il expectore avec force de la brise thermique. Cette fois nul n’est besoin d’y pénétrer mais il nous faut quand même passer la zone au près. L’idée première était de laisser l’île Raimapu à l’Ouest comme le pilote le recommande, mais le près est par trop serré et il nous faut abattre un peu, nous contraignant à la laisser à l’Est. L’endroit abrite quelques récifs mal pavés qui sont sur la route mais l’île nous déventera et nous protégera du clapot le temps de la doubler. L’appui moteur nous permet d’encaisser 35 à 45 noeuds de vent et de conserver le cap adéquat. Nous investissons la tranquille caleta Punta Lynch avec un soulagement certain.
Contrairement aux indications de la « Bible » et du guide RCC, nous nous installons dans l’échancrure immédiatement à l’Ouest de l’entrée de la baie intérieure. Un bateau de pêche inoccupé stationne entre 2 bouées devant nous. Quelques heures plus tard, son équipage rentre de la pêche aux oursins et entreprend de tendre une ligne précédemment immergée que nous avons franchi sans le savoir. Cette ligne, maintenant ramenée à la surface, ferme l’échancrure, nous rend captifs et intercepte ma ligne d’ancres. Les pêcheurs, compréhensifs, se proposent pour relever mon mouillage car avec mes amarres à terre je ne suis pas très manoeuvrant. Je m’amarre sur une des bouées en remplacement. Cette ligne, en plus de servir de quai d’amarrages, sert à stocker au frais le produit journalier de leur pêche avant le jour de marché, à savoir des sacs d’oursins. Une inspection en annexe me révèle les dessous du montage. Les bouées ne sont pas connectées à des corps morts, seulement amarrées à la ligne, l’ancrage Ouest de la ligne est solide, mais l’ancrage Est est carrément loufoque, ni l’arbre, ni le diamètre de la ligne ne paraissent à la hauteur des efforts en jeu : 100m de ligne, tendus au hors-bord, maintiennent un bateau de pêche, son annexe de la taille de notre bateau et des centaines de kilos d’oursins ! Durant les 8 jours passés dans cette caleta, plusieurs navires viendront s’abriter pendant les épisodes perturbés afin de passer la nuit au calme. Un soir, 2 bateaux de pêche débarquent, bientôt suivi d’un petit ferry, toutes ces unités amarrées proues et poupes à la ligne de 100m ! Au matin, le ferry se dégage en marche arrière en pression sur son amarre bâbord, la barre à tribord toute. Par l’intermédiaire de mon amarre avant sur la bouée et de mes amarres arrière à terre, je sers malgré moi de reprise d’effort à l’installation ! Heureusement, la caleta est très bien protégée et le vent et le clapot ne viennent pas aggraver la situation…
PS Odile, Mam’, Sylvie, Pa’, Annie, Elisabeth : merci de vos messages pour mes 42 ans en ce 10 septembre 2015 !
PS Odile : la lettre de Mam’ a pu être lue car nous sommes arrivés à Chacabuco ! Elle nous a fait très plaisir.
PS Henri : merci pour ton message d’encouragements, que d’eau parcourue depuis nos débuts avec Rod ! Passes le bonjour à tes parents de ma part.
Vous pouvez nous envoyer un SMS gratuit sur le téléphone satellite du bord (881631639125) à http://messaging.iridium.com
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La trace GPS du bateau et nos waypoints d’escales en Patagonie sont visibles et téléchargeables gratuitement à partir de cette carte du voyage interactive. Sur un fond d’images satellites, vous pouvez zoomer, vous déplacer et cliquer sur les traces et les escales de L’Envol pour obtenir plus d’information.
Envoyé le 10/09/2015 de Puerto Aysén, GPS 45 24.2 S 72 41.5 W
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