60 jours dans Bass Strait
En quittant la Tamar River, nous avons 4 mois et demi pour sortir du pays, le permis de naviguer de trois ans alloué au bateau expirant mi-juin. Pour l’étendre, il faudrait importer L’Envol en Australie et payer les taxes afférentes. Nous n’avons ni les moyens de les payer, ni le désir de rester, notre besoin insatiable de mouvement nous pousse en avant !
En 140 jours, nous avons donc 2’500 à 3’000 milles nautiques à couvrir suivant que l’on décide de faire notre sortie d’Australie à Cairns ou à Thursday Island dans le détroit de Torres. Comme nous le verrons plus tard, deux événements chronophages – une formalité administrative incontournable et un problème de maintenance majeure, vont ajouter au stress.
C’est un lourd programme d’exploration et de navigation qui nous attend pour reprendre le plus possible de Nord le long de la côte Est d’Australie.
Côte Nord de Tasmanie
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25 janvier 2022, L’Envol retrouve Bass Strait après 14 mois dans la rivière Tamar.
Pour autant, ces échanges osmotiques ne sont pas finis : nos quatre prochains stops sont sur des rivières dont l’entrée est conditionnée par le franchissement stratégique d’une barre étroite et peu profonde – un étranglement ou les eaux salées tentent de se frayer un passage – puis la remontée d’un chenal plus ou moins long qui mène à la ville, au mouillage – et aux eaux douces sinon saumâtres de la sérénité.
3 février 2022, Bass Strait, Perkins Bay – en allant chercher le chenal de la Duck River qui mène à Smithton, louvoyage dans 30 nœuds de brise de SW, trinquette arrisée.
Vue du sommet du Nut (143m), le Stanley Boat Harbour et la Sawyer Bay, au fond à droite la Perkins Bay. Entre les deux, un isthme de 500 mètres de large connecte Stanley à la Tasmanie. L’amplitude de marée atteint quatre mètres dans ces parages de Bass Strait !
7 février 2022, Bass Strait, Hunter Group, Hope Channel à l’extrémité Ouest de Three Hummock Island – depuis Smithton une navigation de 34 milles avalés à 6,3 nœuds de moyenne grâce à des vents soutenus d’Est et des courants de marée qui nous portent.
Angle Nord-Ouest de Tasmanie, Hunter Group
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L’Envol mouillé à Three Hummock Island avec la jetée rouillée dis-usée de Chimney Corner au premier plan.
En balade sur Three Hummock Island avec au loin le mouillage de Chimney Corner.
Bass Strait, Coulomb Bay – nous laissons une trace éphémère dans le sable immaculé de West Telegraph Beach, une plage habitée par un couple de Cape Barren Geese (oies).
9 février 2022, cap plein Nord, 15 nœuds d’WSW travers bâbord amure mollissant SW sur l’arrière du travers. En 24 heures nous traversons les 130 milles nautiques de Bass Strait jusqu’au Rip, une étroiture sujette à de violents courants de marée qui donne accès à une mer intérieure, la Port Phillip Bay.
Après plus de deux années en Tasmanie nous retrouvons le continent australien et l’Etat du Victoria. Profitant d’une tournée consulaire dans la grande ville cosmopolite de Melbourne, nous allons à cette occasion démarrer la procédure de renouvellement de mon passeport français.
Port Phillip Bay, Melbourne
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Melbourne, un contraste ahurissant après notre séjour prolongé sur la pristine Tamar River.
L’Australie est un pays jeune avec à peine deux siècles d’histoire derrière lui !
Pendant notre escale à Geelong, nous retournons en train à Melbourne dans les locaux du consul honoraire pour faire scanner mes empreintes de doigts. Suite à quoi, le dossier de renouvellement de mon passeport est envoyé en France. Une fois le document fabriqué il sera envoyé au Consulat général de France à Sydney pour y être retiré. Un aller-retour qui peut prendre un à deux mois et qui nous laisse le temps de tracer notre sillage le long de la côte Est jusqu’à Sydney.
20 et 21 février 2022, cap au Sud-Est dans Bass Strait, 15 nœuds de SSW tournant à l’Ouest, du près puis du portant, rafales à 30 nœuds dans le contournement du Wilsons Promontory à l’extrémité Sud du continent australien. De Port Phillip Bay à Refuge Cove, nous couvrons 116 milles nautiques en 21 heures dans une mer sujette à une houle résiduelle pénible pour le matériel.
Même par temps calme, la mer dans Bass Strait est souvent agitée, un système pour stabiliser le génois et la bôme de la grand-voile dans les mouvements de roulis est le bienvenue.
South Gippsland, Wilsons Promontory, Port Albert
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22 février 2022, Craft Track, un étroit canal et un raccourci, la photo est prise au moment de déboucher sur le chenal principal de Corner Inlet. Le courant de marée (le flot) et le vent de travers ne nous permettent pas de ralentir ni de faire demi-tour, on sert les fesses pour qu’il n’y ait pas un banc de sable en obstruction !
Granite Island (à gauche) et L’Envol environnés par des eaux peu profondes et un dédale de canaux plus ou moins praticables suivant l’état de la marée.
Seuls les 3,5 premiers kilomètres sont encore pistables. Sur certaines sections la végétation a refermé le passage, il ne subsiste qu’un étroit couloir d’environ un mètre de hauteur. Pour se protéger des griffures, pantalon et t-shirt manches longues sont de rigueur.
Middle Ground
Pour rejoindre Port Albert depuis Port Welshpool, nous avons deux options, soit ressortir en sens inverse par le Corner Inlet, retrouver Bass Strait et ré-entrer par la passe de Port Albert Entrance, un large détour donc et aléatoire car la houle casse généreusement sur cette barre rarement en conditions, ou bien tenter le franchissement du Middle Ground qui comme son nom l’indique découvre à basse mer dans de larges proportions.
Middle Ground Channel n’est pas équipé de balises de chenal ni d’aides à la navigation qui délimiteraient le passage à emprunter. Le sinueux canal est réputé faire des méandres comme une rivière, il est étroit (20 à 30m) et long dans sa partie la plus critique (5 Km). Nous relayons entièrement dans les quatre jeux d’images satellites (Yandex, ArcGIS, Google et Bing) que nous avons chargés la veille en zoom 17 dans SASPlanet. Au niveau du « point haut », les images (en zoom 18) prises à des moments différents ne sont pas toutes d’accord sur la morphologie exacte de la colline, elles illustrent la propension des bancs de sable à se déplacer dans ce plan d’eau sensible aux tempêtes d’Est.
25 février 2022, nous nous lançons aux premières lueurs de l’aube afin d’atteindre le « point haut » à proximité de la marée haute. Dans ces navigations hasardeuses, Carina est à la table à carte, vissée à l’écran et elle me guide en suivant une route théorique basée sur notre analyse des images satellites ; quant’à moi, je suis à la manœuvre dans le cockpit et j’essaie de corréler ces informations avec un visuel, tout en donnant les corrections nécessaires au pilote. Je suis du regard le sondeur et ses variations – si le fond remonte rapidement c’est que l’on s’éloigne probablement du lit drainé par les cycles ininterrompus des marées.
Là où nous sommes particulièrement culottés, c’est qu’avec cet horaire de marée aux aurores et notre cap plein Est, non seulement nous avons le soleil dans les yeux mais il est aussi bien trop bas pour pouvoir traverser l’épaisseur d’eau et faire apparaître par transparence le canal proprement dit – un dégradé attirant de turquoise et d’émeraude – des eaux moins profondes qui l’encadrent – un marron verdâtre repoussant !
La surface de l’eau fait miroir, alors je me contente de suivre en aveugle l’informatique grâce au GPS. Le passage critique est franchi 30 minutes avant la pleine mer avec 2,2 mètres de profondeur soit avec un petit mètre sous nos quilles, on est large. Pendant que nous suivons scrupuleusement l’image satellite, la trace GPS s’enregistre en haute résolution pour un éventuel usage ultérieur.
En arrivant à Port Albert après plus de cinq heures d’effort et un sillage densifié par une intense concentration, nous sommes fiers d’avoir exhumé le rarement emprunté Middle Ground Channel, une satisfaction magnifiée par le fait d’avoir couvert les 15 milles entre Port Welshpool et Port Albert entièrement sous voiles. La moyenne par contre n’est pas terrible – 2,8 nœuds – mais elle traduit un élément qui était en notre faveur : des vents faibles au portant qui nous ont permis d’être à la fois précis dans notre cheminement et idéalement manœuvrant.
A Port Albert, nous essayons d’abord de mouiller, c’est possible bien que la « rivière » soit étroite et que les locaux occupent presque tout l’espace disponible. Plus problématique, la protection par vents de NE ou d’Est soutenus est déficiente, le fetch important lève des vagues qui ne peuvent pas être correctement amorties par le poids de la chaîne du fait du manque de profondeur. Résultat le mouillage se tend comme un hauban sous les coups de boutoir des rafales. En voulant le rallonger, la tension était telle que je me suis esquinté les mains !
Suite à cet incident, on décide de venir s’amarrer au wharf. Contrairement à un ponton flottant qui suit les mouvements de la marée, il nous faut disposer les pointes et les gardes assez intelligemment pour leurs permettre de travailler aussi bien à basse qu’à pleine mer.
Nous dégotons une planche de bois pour distribuer horizontalement l’appui des pare-battages sur les planches verticales (et éparses) du quai, merci Andrew pour le prêt de cet accessoire indispensable ! Les vents les plus forts provenant du NE et de l’Est, nous sommes la plupart du temps repoussés du quai, et c’est heureux car avec les vagues que le fetch génère à marée haute ce serait mauvais pour notre nouvelle peinture de coque d’être continuellement drossée contre.
A basse mer, l’amplitude de marée fait office d’escabeau, c’est bien pratique pour inspecter le gréement de plus près. Mauvaise surprise, je suspecte deux torons cassés sur mon galhauban bâbord à sa jonction avec la terminaison Stemball de la barre de flèche numéro un. C’est le moment, après plus de 8 ans en service et quelques 36’000 milles nautiques, de changer le dormant de L’Envol ! Une corvée dont il faudra s’acquitter avant de quitter l’Australie.
Un contretemps qui met encore une fois notre fragilité en lumière et qui questionne notre faculté à atteindre le Cap York, à l’extrémité Nord-Est du pays, dans le timing imparti.
A proximité immédiat de Port Albert, l’Old Port Trail, situé dans l’espace naturel protégé du parc Nooramunga.
Dû à d’incessants, inhabituels et tempétueux vents de NE et d’Est qui rendent sa barre d’entrée (et de sortie) impraticable, nous devenons petit à petit prisonniers de Port Albert.
Déjà 12 jours que nous sommes à Port Albert avec deux espoirs de départ avortés, cette escale qui n’est pas de tout repos est entrain de tourner à l’absurde !
Evasion de Port Albert
8 mars 2022, une courte fenêtre de Sud-Est nous décide à nous rapprocher de la sortie et à mouiller à Clonmel Spit, non loin de Port Albert Entrance. Nous laissons passer le gros du coup de vent durant 24 heures. Le lendemain soir, peu avant la nuit, nous louvoyons laborieusement contre le flot dans 15-20 nœuds de vent réel en direction de la sortie. La pleine mer approche, le vent et le courant empruntent le même lit et la prévision ne donne pas plus de deux mètres de vagues significatives, mais les déferlantes barrent quand même le passage de manière évidente. Il n’y a que quelques centaines de mètres qui nous séparent de Bass Strait mais ils sont simplement infranchissables !
Pas question de rentrer penaud et de se remettre au quai foireux du port, alors nous tournons le dos à Port Albert Entrance, et acceptons l’idée de prendre la longue route à travers Middle Ground de nuit. Nous suivons notre trace GPS à rebours. Nous sommes un peu juste avec l’horaire de la pleine mer mais le flot nous emmène encore et nous avançons bien à 4-5 nœuds au portant. La colline de Middle Ground est avalée sans difficulté particulière.
Nous retrouvons Port Welshpool et le Lewis Channel où le près commence. La renverse a eu lieu et c’est maintenant le jusant qui nous porte, on tire des bords à 40-45 degrés du vent apparent sur le fond du Corner Inlet, la trace est belle.
Quand nous arrivons sur les faibles profondeurs de la barre d’entrée le vent faibli déjà et la houle s’invite dans la danse. Il est minuit, la lune s’est cachée mais la voie lactée nous révèle encore l’écume des déferlantes qui encadrent le passage, les virements de bords se rapprochent avec la relative étroitesse du passage. Durant ce dernier mille nous manquons de puissance pour étaler les vagues et faire un bon près, la qualité des bords se dégrade passant progressivement de 45 à 60 degrés du vent apparent. Carina est malade mais nous sommes enfin sortis de ce guêpier !
Cliquer ici pour voir le plan d’évasion de Port Albert sur notre Google Maps.
Il est 3:20 AM quand nous doublons enfin Port Albert Entrance au large dans Bass Strait. Bilan de ce détour : perte de 8 heures sur le meilleur du créneau de vent avec 38 milles nautiques de surplus dont 15 milles au louvoyage !
Avec souvent seulement 5 nœuds de vent, il nous faudra un total de 38 heures et faire 128 milles nautiques – en place des 83 milles de la route directe – pour rejoindre Lakes Entrance à la vitesse moyenne de 3,4 nœuds (soit à peine 2,2 nœuds de moyenne sur axe). Le hors-bord n’a pas touché l’eau mais au prix de deux heures de dérive voiles affalées la première nuit et de quatre heures dans la pétole de la nuit suivante.
Gippsland Lakes, Lakes Entrance
Cliquer ici pour ouvrir notre Google Maps sur les Gippsland Lakes.
11 mars 2022, nous arrivons synchrones avec le lever du jour et l’étale de pleine mer à la barre d’entrée de Lakes Entrance, mais la houle résiduelle est encore forte et les vagues qui forment sur les hauts-fonds sont impressionnantes. On ne regrette plus cette navigation laborieuse qui a laissé du temps à la houle pour redescendre.
J’attends que les bateaux de pêche sortent et je lance le hors-bord pour un court mais intense run. Le timing n’est probablement pas le meilleur car trois gigantesques vagues nous lèvent successivement le tableau arrière. L’Envol dévale la pente dans un surf dément, l’écume vient lécher le cockpit mais les safrans répondent toujours et nous restons manœuvrant calés sur la trajectoire.
Enfin, nous touchons les eaux lénifiantes des Gippsland Lakes et la pression retombe instantanément.
L’agréable chemin côtier le long du Cunninghame Arm qui relie la Flagstaff Jetty à la ville de Lakes Entrance.
Le Butter Factory Wharf à Bairnsdale marque la fin de la portion navigable (16,5 Km). Sur les 33 kilomètres de l’aller/retour sur la Mitchell River, seul 300 mètres seront fait au moteur !
18 mars 2022, en route vers Bunga Arm, colonies de cygnes noirs et de pélicans à Crescent Island (Steamer Channel, Gippsland Lakes).
Je me rappelle qu’au début de notre séjour en Australie, on nous a parfois demandé si L’Envol était un trailer sailer, ce concept nous était alors totalement inconnu et on n’a pas su quoi répondre. Nous découvrirons plus tard que c’est la faculté pour un voilier de pouvoir être mis à l’eau ou treuillé au sec sur sa remorque et démâté en moins de cinq minutes !
En Australie, les trailer sailers sont partout. Ils font de 22 à 26 pieds de longueur (6,7 à 7,9m), donc à peu près comme L’Envol pour les plus grands, mais en plus étroit (2,4m) et avec une dérive rétractable. Leur stabilité est assurée par des ballasts remplis d’eau. Ils ne sont pas très marins et ne sont d’ailleurs pas conçus pour l’océan mais plutôt pour permettre de naviguer les innombrables lacs et rivières (pas forcément connectés à la mer de façon navigable) dont le pays est doté.
Le trailer sailer se passe de peinture antifouling et de place de port, il a juste besoin d’un hors-bord et d’une remorque. Corollaire, on trouve des rampes de mise à l’eau partout en Australie où la marée apporte avec elle les quelques dizaines de centimètres de profondeur que ce concept-boat a besoin pour naviguer.
22 et 23 mars 2022, cap à l’Est dans Bass Strait, contournement de l’angle Sud-Est du continent australien à Gabo Island puis cap au Nord dans la mer de Tasman, c’est le début de la côte Est d’Australie. De Lakes Entrance à Eden, nous couvrons 137 milles nautiques en un peu plus de 28 heures à la vitesse moyenne de 4,8 nœuds.
On se rappelle encore de l’orage impressionnant qui s’est abattu sur nous en début de nuit : grains, pluies diluviennes, éclairs et des vents refusant variables en force et direction qui ont nécessité beaucoup de changements et réductions de voiles !
Nous avons quitté l’Etat du Victoria et nous sommes maintenant dans celui du New South Wales, une page se tourne !
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Le prochain article déroulera les deux mois et 1’600 milles nautiques du sillage de nos navigations et de nos escales jusqu’à la ville de Cairns dans l’Etat du Queensland.
A suivre…
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La trace GPS du bateau, nos traces GPS à terre (en trek, en stop…) et nos waypoints d’escales en Australie sont visibles et téléchargeables gratuitement à partir de cette carte du voyage interactive. Sur un fond d’images satellites, vous pouvez zoomer, vous déplacer et cliquer sur les traces et les escales de L’Envol pour obtenir plus d’information.
Publié le 31/01/2023 depuis L’Envol, lagon de Knysna, Afrique du Sud, Ouest Indien, GPS 34 2.84 S 23 2.58 E
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